Cyrille a-t-il dépassé les bornes ?

Qu’on me pardonne d’abord ce titre un peu facile, peut-être aussi ce choix d’écrire sur un sujet d’actualité, voire d’actualité de la blogosphère libre francophone, exercice qui n’est pas vraiment dans mes habitudes et dans lequel je ne me sens pas particulièrement à l’aise.

Je suis un lecteur régulier du blog de Cyrille, et lorsque j’ai lu son fameux article où il annonce qu’il passe à Windows 10, j’ai tout de suite eu envie d’écrire quelque chose à ce sujet. Mais comme je me méfie de moi-même, je me suis abstenu. Apparemment, beaucoup n’ont pas eu cette retenue, et Cyrille s’est plaint de certaines réactions très virulentes.

Si je prends le clavier donc finalement pour en dire quelque chose, c’est parce que ce débat (ou plutôt cette tendance à l’invective) rejoint un thème sur lequel je cherche à écrire, sans y parvenir, depuis que j’ai ouvert ce blog : la tentation permanente des libristes à se comporter comme s’ils avaient reçu une révélation et qu’il était de leur devoir d’évangéliser le reste du monde.

Cyrille est un blogueur prolifique (Il écrit en trois jours ce que j’écris en un an…) et très lu. Son blog est assez riche et divers, puisqu’il brasse entre autres à la fois des sujets techniques, des sujets pédagogiques et des sujets que je qualifierais de « polémique libriste ». Lui-même semble avoir beaucoup évolué, à la fois en tant que libriste et que blogueur. Il est revenu de sa période d’évangélisateur, travaillant gratuitement à faire passer les gens à Linux, là où il faisait payer, avec son statut d’auto-entrepreneur, l’aide qu’il apportait aux utilisateurs de Windows. Si j’ai bien compris, il n’essaie plus guère de convertir qui que ce soit à Linux, ayant constaté le caractère finalement très peu productif de ces conversions.

Ce qui m’intrigue depuis plusieurs années, c’est justement ce besoin que ressentent nombre de nouveaux libristes - moi y compris - de convertir ceux qui n’ont pas encore été touchés par la grâce. En analysant un peu mes propres réactions, je vois les choses ainsi :

  • Tout nouveau libriste qui a été longtemps un utilisateur de Windows a cru durant des années qu’il n’y avait aucune alternative vraiment réaliste, à part Apple - alternative qu’il rejetait par ailleurs pour des raisons diverses.
  • Le passage à Linux était (ou est) souvent perçu comme périlleux et difficile. C’était d’autant plus vrai à l’époque où la plupart des gens ne possédait qu’un seul ordinateur et aucun autre accès au web. Trouver de la documentation pour sortir de l’ornière lorsque l’installation de Linux avait foiré n’avait rien d’évident et l’expérience pouvait être cuisante.
  • A posteriori, le nouveau libriste regrette de n’avoir pas franchi ce cap plus tôt, d’avoir été pusillanime. Ce sentiment peut aller jusqu’à une forme de honte ou de culpabilité.
  • Par réaction, il veut convaincre les autres, les faire sortir de l’erreur qui consiste à croire qu’ils sont condamnés à Windows.

Tant qu’il s’agit d’aider et d’accompagner les néophytes, tout va bien. Mais lorsqu’il s’agit de tanner des gens très heureux sous Windows, ce comportement devient très vite pathologique.

Pour un tel prêcheur, lire que Cyrille Borne, celui qui faisait passer des établissements scolaires de Windows à Linux, un héros de la cause libriste en quelque sorte, se convertissait à Windows pour son usage personnel, voilà qui ne peut que le heurter violemment. Les renégats sont toujours mal vus des croyants exaltés. Il n’est donc pas très surprenant qu’il y ait eu des réactions déplacées.

D’autant que l’article de Cyrille annonçant la nouvelle reflétait plus d’exaspération que de raisonnement, comme si se sentant un peu honteux de sa décision, il en rajoutait dans les critiques à l’égard du libre. Heureusement, l’histoire n’en est pas restée là et il a publié aujourd’hui un très bel article, à mon sens, sur ce que doit être le choix du libre, insistant notamment sur la différence entre les choix des institutions publiques et ceux des simples particuliers.

Si on essaie de sortir des logiques sectaires et quasi-religieuses de certains, il faut justifier le choix du libre par le plaisir, l’utilité, l’efficacité, la pérennité etc. Si j’utilise Linux, c’est avant tout parce que je le trouve beaucoup plus efficace pour l’usage que j’ai de mes ordinateurs et que j’ai davantage confiance en son fonctionnement et en son évolution future. Pas parce que c’est mal d’utiliser Windows. Si donc quelqu’un qui a longuement essayé Linux (même s’il snobe Archlinux) décide qu’il préfère retourner sous Windows, il n’y a pas lieu d’attaquer son choix, ni même vraiment de le regretter. On peut simplement, puisqu’il ne présente pas cela comme un choix d’adhésion mais plutôt comme une petite défaite, le plaindre un peu de ne pas trouver son bonheur sur le plan informatique, sachant que ce domaine lui tient particulièrement à cœur d’après le contenu de son blog.

Si j’avais un reproche à lui faire, ce ne serait certainement pas sur ce choix, mais plutôt sur la mode actuelle, qu’il embrasse avec beaucoup d’autres, des Cassandre du bureau Linux ; ceci dit, je crois qu’il est lui-même très conscient de ce travers, ironisant sur son penchant à voir sans arrêt la fin du monde libriste. Pourquoi imaginer que parce que le bureau Linux reste en dessous de 3% d’utilisateurs, cela signifie que nous devrons y renoncer un jour ? Ne s’est-il pas construit durant une période beaucoup moins favorable, où Microsoft luttait férocement contre Linux, où aucun fabricant ne fournissait quoi que ce soit pour aider à l’écriture des pilotes libres, où il n’existait pas encore de suite de bureautique libre ?

Alors, oui, la défaite devant la Cour de justice de l’Union Européenne est très décevante et sonne le glas des espoirs de certains de voir Linux triompher par le marché. Mais nous n’avons pas besoin d’un jugement favorable pour continuer à utiliser l’OS de notre choix. Et le choix, la liberté, c’est aussi pour certains celui de préférer Windows.

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