L'Inutile Beauté du Pinephone

La liberté, c'est comme la beauté, ça ne se mange pas en salade. S'il est très satisfaisant de pouvoir utiliser depuis 2020 des téléphones conçus pour fonctionner sous Linux, sans la moindre trace d'Android, il est fâcheux qu'après quatre ans de développement, les progrès réalisés n'aient pas réellement amélioré leur utilisation comme téléphone. Certes, il est formidable de pouvoir accomplir tout un tas de choses avec les mêmes outils que sur son poste de travail Linux. Synchroniser ses prises de notes avec Unison ou Git et les compléter avec Emacs Org-mode est par exemple une chose triviale, plutôt compliquée à reproduire sur la plupart des autres téléphones.

Reste qu'un téléphone a pour fonction première de joindre les autres par la voix et que la chose stagne, voire régresse avec le Pinephone. Listons ici quelques-unes de mes déconvenues :

  • Même lorsque les conditions de réception sont parfaites, mes interlocuteurs au téléphone doivent toujours tendre l'oreille, tant le son est faible et étouffé. Le pilote libre du modem ne règle pas vraiment le problème, malheureusement.
  • Le pilote du modem (celui du constructeur comme le libre) plante assez régulièrement, obligeant à redémarrer le téléphone plusieurs fois par jour, ce qui n'améliore pas l'autonomie de l'engin.
  • L'autonomie très faible rend justement l'utilisation quotidienne assez aléatoire ; il m'est arrivé plusieurs fois de ne pas pouvoir passer un appel important parce que le téléphone s'était déchargé — y compris parce qu'il s'était allumé tout seul sans que je le remarque et avait vidé sa batterie sur la page de demande de clé de chiffrement. Il est possible d'avoir toujours sur soi une petite batterie externe, mais le problème est trop fréquent pour que cela soit vraiment pratique.
  • En voiture, la connexion par Bluetooth pour utiliser le kit mains libres ne fonctionne toujours pas. Le téléphone se connecte, mais un sifflement aigu est la seule chose qui sort alors des haut-parleurs.
  • La raréfaction du réseau 3G au profit de la 4G complique aussi la donne depuis quelque temps. En effet, mon Pinephone est supposé pouvoir utiliser le VoLTE, mais cela ne fonctionne pas pour une raison que je n'ai pas réussi à comprendre, malgré un certain investissement en temps à traquer les logs du modem. Il faut repasser manuellement de la 4G à la 3G pour passer les appels. Et je me retrouve de plus en plus souvent dans une situation où je quitte un bon réseau 4G pour rien puisqu'il ne parvient pas toujours à se connecter à une 3G devenue rare. Je ne peux pas alors passer mon appel. Ce problème va certainement s'étendre dans les années qui viennent.

J'ai donc décidé de renoncer en partie à l'Inutile Beauté du libre et à utiliser un téléphone qui permette vraiment de téléphoner. J'ai remis en service mon Fairphone 2 de 2016. J'attendais depuis bien longtemps un passage d'UBPorts à Focal et voyant que cela n'arriverait pas, j'avais décidé d'essayer un Android déGooglisé dessus pour voir ce que cela donnait. J'ai donc testé /e/OS. Et pour quelqu'un qui vient de passer 3 ans sous Pinephone, ce Fairphone de 2016 reste très spectaculaire. Si je ne comptais au départ m'en servir que pour passer des appels et partager ma connexion pour mon Pinephone, il m'apparut assez vite qu'il pouvait avantageusement remplacer le Pinephone. La vitesse de démarrage, la fluidité et l'autonomie sont par exemple sans rapport avec le Pinephone, mais aussi avec ce même Fairphone sous UBPorts 16.04. Certaines choses vont rester compliquées, même si Termux permet d'étendre un peu les possibilités d'un téléphone Android. J'ai par exemple essayé d'y compiler Ocaml pour pouvoir compiler Unison, mais cela ne fonctionne pas. L'installation d'Unison par proot-distro bute sur une erreur de mémoire et je pense que le vieux processeur 32 bits du téléphone n'y est pas pour rien. Les installations de LazyVim et de Doom Emacs en console ont en revanche été faciles. Je vais essayer d'installer Doom Emacs en graphique, ce qui paraît plus compliqué.

Le constat reste cependant un peu amer. Si même un libriste convaincu (d'aucuns diront doctrinaire) avec des besoins smartphoniques personnels et professionnels très limités ne peut se satisfaire au quotidien de ce qu'offrent actuellement les téléphones sous Linux, j'ai bien peur que la base d'utilisateurs n'aille pas en s'élargissant.

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